L'ellipse (la suite)

Publié le par Syven

Oui, je sais, cet interminable silence a fait retomber le suspens de cet article comme une vieille crêpe au fond d'une poële mal chauffée. Que voulez-vous, j'ai eu beaucoup de petits tracas qui m'ont épuisés ces quinze derniers jours ! Donc, reprenons où nous nous étions arrêtés.

L'ellipse, art, croc-en-jambe, difficulté bien déguisée ? Le sujet est vaste tout de même. Donc, pour répondre à certains commentaires, j'ai soulevé le cas de l'ellipse, non pas parce que confrontée à des problèmes de forme, mais bien de fond. Et lorsque j'ai des problèmes de fond ou de structure en cours d'écriture, devinez qui surgit toujours, tel un preux chevalier à ma rescousse ? Notre ami Robert, bien sûr !

L'Ellipse avec un grand E, est tout de même bien pratique. On peut épurer le récit en évitant de raconter mot pour mot tout ce qui se passe. C'est non seulement pratique, mais encore conseillé. Prenons le cas emblématique du personnage pour étayer la discussion. Robert, 44 ans, à peine gras sur les abdos.

Le texte met en mouvement un personnage pendant une durée déterminée de sa vie. Il est donc évident qu'on ne racontera pas tout, de ses premiers mots à sa première bagarre, en passant par sa première coucherie*, et c'est bien l'intérêt de se concentrer sur une partie de son histoire : on est supposé se restreindre à ce qui est intéressant. Cependant, si c'était si simple, les histoires seraient d'une complexité quasi-nulle, pour ne pas dire navrante.

Il n'existe pour personne une seule zone temporelle de sa vie digne d'intérêt, et toutes ces zones événementielles ne sont pas forcément connexes. Est-il nécessaire pour autant de toutes les raconter ? L'ellipse, rappelez-vous mes amis, nous sommes en pleine ellipse.

Généralement**, ce sont les évènements antérieurs au présent du personnage qui intéressent l'auteur (et par extension le lecteur). Comme nous l'avons souligné, nous ne pouvons pas tous les raconter. Déjà techniquement, ça signifierait des flashbacks, des confessions en veux-tu, en voilà, pouah ! rien que de penser à toutes les façons d'amener ça, j'en ai des sueurs froides (assorties d'une flemmingite aigüe...) Non, et puis, vous voyez vraiment Robert prendre du recul sur sa vie ou se morfondre sur son passé, dès qu'il se trouve devant une bonne bière, dans une taverne où la serveuse vient de lui faire un clin d'oeil ? (Histoire d'obtenir une pièce de plus, mais Robert, il se voit déjà dans ses bras, bien sûr).

Voilà, vous saisissez bien l'envergure du problème. Donc, l'astuce consiste à sous-entendre (d'ailleurs, c'est dans la définition de l'ellipse) les évènements incriminés. Ah ! On est bien avancé.

Donc, sous-entendre. Synonymes : signaler, glisser, insinuer, souffler, suggérer, persuader, instiller, instiguer, inspirer, conseiller, proposer, évoquer, susciter, signifier, vouloir dire, indiquer.

Prenons un exemple bateau. Robert est un héros, peut-il décemment avoir eu une enfance heureuse ? Non. Pour autant, êtes-vous intéressés par les détails ? (Le premier qui dit oui...)

La serveuse déposa l'assiette de soupe fumante. Robert saliva devant les haricot et la viande qui nageaient entre les bulles d'or. Il s'arma de sa cuillère, prêt à se sustenter. La femme lui fit un clin d'oeil, coupan,t net son élan:

"Alors vous êtes un chevalier du roi ?

- Ca m'en a tout l'air. (Robert se félicita pour son esprit d'à propos).

- Votre mère doit être fière de vous !

Son front se rembrunit et son sourire retomba. Il se signa.

- Je l'espère."

Confuse, le rouge aux joues, elle balbutia une excuse, avant de s'éclipser pour lui chercher sa bière.

Bon, le problème, c'est que si on sous-entend un épisode passé plus ou moins tragique, le lecteur aura envie d'avoir le fin mot de l'histoire. Comment sa mère est-elle morte ? Assassinat ? Accident ? Devant Robert peut-être ? Non, elle s'est étouffée avec un bretzel géant quand il avait douze ans. Depuis, il hait les bretzels. Alors, est-ce particulièrement important pour notre roman cette cagade ?

Et c'est là que la façon d'évoquer l'incident importe beaucoup : soit on l'entoure de mystère, et on devra revenir dessus, parce qu'on a attiré l'attention du lecteur. Soit on le pose comme un évènement "commun", qui parle de lui-même, et qui permet au lecteur de comprendre certains traits de caractère.

"Alors vous êtes un chevalier du roi ?

- Ca m'en a tout l'air. (Robert se félicita pour son esprit d'à propos).

- Votre mère doit être fière de vous !

Son visage s'attrista.

- Je me plais à le croire.

- Oh ! Mille excuses mon bon chevalier !

- Ce n'est rien. Elle nous a quittés il y a longtemps. Je me suis fait à son absence.

- Vous êtes bien brave !

- Je le serais encore plus si j'avais moins soif !"

Confuse, elle se précipita en cuisine.

Voilà. Robert m'a l'air moins traumatisé. Même si on sent un peu de nostalgie. Il n'empêche que traiter les ellipses reste un exercice périlleux qui demande de la précision, je trouve.

Oui, parce que l'ellipse participe grandement à la construction du récit : quelque soit le cas de figure, on se sert aussi des ellipses pour cacher des informations au lecteur, pour distiller le mystère, les tenants et aboutissants de l'intrigue. Patatra ! On apprend au meilleur moment, qu'en fait...

Le roi se caressa la barbe, ennuyé par la demande formelle de Robert, agenouillé au pied de son piedestal. Ce dernier releva la tête, plein d'espoir.

"S'il vous plaît, Sire. J'aime votre fille. Depuis toujours. Je veux l'épouser.

- C'est impossible.

- Oh, mon roi ! Je vous en conjure ! Je ferai tout ! Plus, même !

- Robert, je suis ton père."

C'est pas de chance quand même.

Pas facile tout ça, hein ?

* Oui, même Robert est torride !
** Faut penser aux extra-lucides mes amis !

Publié dans Questions techniques

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R
Oh, le choc final ! Mince alors, que va faire Robert ?(mais... ça me rappelle quelque chose lol)<br /> Sinon, je t'avoue ne m'être vraiment jamais posé la question des ellipses, j'en écris donc certainement inconsciemment.<br /> En tout cas merci pour cet article plein d'humour ! Bonne journée !
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Z
C'est le frère de Dark Vador ?
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G
Super article, très clair et tout !
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B
Et avant de mourir étouffée par le Bretzel, la mère de Robert a fait jurer au roi son père de ne rien révéler de leur histoire clandestine (car il faut dire qu'elle était coquine, la maman de Bob, et qu'elle retrouvait le roi derrière l'auberge -où la servante fait des clins d'oeil- pendant que son mari -le père putatif de Bob- faisait son devoir de chevalier en combattant les ennemis du royaume). L'ellipse est donc énorme et je crois que tu as bien fait de l'ellipser... :-))<br /> PS: j'adore les aventures de Bob. Certains, qui ré-écrivent des textes, devraient venir en prendre de la graine!
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L
non seulement tu expliques et racontes bien, mais j'adore ton humour !
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